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Avez-vous déjà essayé d’écrire à plusieurs sur un sujet qui fâche? Nous à Ravages on ne fait quasiment que ça et les résultats sont toujours, pour le moins, excitants ! Voici l’exemple d’un article qui exprime pas mal de choses qui nous tiennent grave à cœur : par exemple le fait qu’un accueil qui se dit inconditionnel et une jauge à ne pas dépasser ne vont pas facilement de pair, qu’un bâtiment ne peut se dire plein tant qu’il est vide à 60%, que les normes n’ont pas été inventées pour le bien de l’humanité, spécialement quand elles obligent de gens à dormir dans un couloir pourri plutôt que dans une chambre de merde. Et que les discours de l’autorité, de la propriété, de l’urgence et de la peur ont plutôt mauvaise presse dans nos pages.
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Avant on pouvait toujours pousser les murs. Quand les chambres étaient pleines on se serrait encore plus. On dormait dehors, on tapissait la cuisine de matelas en se demandant comment on allait faire pour que tout le monde dorme dans un local si petit. Avant c’était «le squat», mettez l’intonation que vous voudrez dans ces mots. Le Refuge1 du 37 rue Pasteur avait ses règles, celles d’un lieu plus ou moins autogéré, tout autant contournées, détournées, enjambées par les bénévoles et les personnes accueillies s’il le fallait, en fonction des circonstances. Parce qu’il y avait des règles, mais pas de propriétaire pour les faire respecter, on n’en gardait que le meilleur : des indications de bon sens à respecter quand c’est possible, à oublier le reste du temps. Et ça a duré des années, et on en a vu passer du monde ! Ne nous demandez pas les chiffres, on n’aime pas ça, mais on peut vous dire qu’on s’est retrouvé à cent et même plus, dans ce petit lieu chaotique et passablement insalubre. On pourrait nous suspecter d’agiter le fameux «c’était mieux avant» , mais on dit juste que les règles étaient moins étouffantes peut être au détriment du confort matériel du lieu. Et puis en août 2021, après un virage à droite de la mairie et des luttes intestines qu’on vous épargne ici, le Refuge a fermé ses portes, et c’est là-haut, à côté de l’hôpital, qu’il les a rouvertes, dans les locaux des Terrasses Solidaires.
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Le nouveau Refuge est plus grand, et plus cher aussi. Derrière l’achat et la rénovation du 34 route de Grenoble – qui a coûté plus ou moins un million d’euros avant même d’ouvrir ses portes – il y a Olivier Legrain du fond Riace France et ancien du groupe Lafarge, et Jean-François Rambicur de la fondation Arceal-Caritas France, administrateur du groupe Roquette, petit géant de l’agro-industrie française et méga-pollueur. Alors voilà, des personnes très sérieuses ont donné beaucoup d’argent, et il s’agirait de ne pas en faire n’importe quoi. Le nouveau Refuge se pare de nouvelles règles. Il y a des normes de sécurité, d’hygiène, des façons régulières et irrégulières de se rendre au sous-sol, dans la cuisine, dans la réserve de vêtements, et celle de nourriture. Il y a des clés, des codes qui ferment des portes, des protocoles d’accueil, d’entrée, de sortie et de soin. Il y a aussi trois étages supplémentaires, dont deux avec des chambres, des toilettes et des douches, que les propriétaires ont décidé de ne pas destiner à l’accueil, et qui restent donc vides et inutilisés, parce que pas aux normes, alors qu’il suffirait de faire tomber une porte pour y accéder. Et puis il y a un.e « russe » dont tout le monde parle, Responsable Unique de Sécurité, de son vrai nom, qui ne dort pas la nuit à l’idée que la moindre infraction à l’une de ses règles ne finisse par lui coûter la prison. Et parmi ces règles, il y a la jauge : 64 personnes, à ne pas dépasser.
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Le but de cet article n’est pas de dire : refusons l’argent des patrons-philanthropes et organisons-nous pour l’accueil digne et autogéré des personnes exilées – même si on dit ça un peu quand même – mais de comprendre un peu mieux comment les protocoles qui régulent l’hospitalité affectent l’accueil et le traitement des personnes exilées au Refuge. Et de dénoncer, au passage, certains abus vraiment intolérables.
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ARRÊTEZ D’ARRIVER
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« Non mais tu comprends pas, si personne ne part, personne ne peut arriver non plus ! Et puis y’a des questions de sécurité aussi : si le bâtiment crame on fait quoi ? Si on dépasse la jauge l’assurance ne paye pas, et puis même, au-delà des normes, tu te verrais dormir dans le réfectoire, toi ? Y’a du bruit tout le temps, c’est pas tenable, mieux vaut les faire partir, on sait pas où, mieux vaut éviter le pire ! Et puis le Russe il a des cernes on dirait un dindon. »2 Il est plutôt brouillon l’épouvantail qu’on agite au Refuge pour pousser les personnes exilées vers la sortie : on y trouve des enjeux d’argent et de sûreté tout entremêlés de soucis du bien-être et de la dignité d’autrui3. Il nous arrive aussi parfois d’entendre la théorie de l’appel d’air, dans sa version pour les nul.les, selon laquelle si on rajoute trois lits de camp dans le couloir, il y aurait immédiatement et immanquablement trois personnes pour quitter le Bangladesh en direction de Briançon.
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De toutes ces règles à respecter et faire respecter ressort une impression de crise permanente. C’est-à-dire qu’à partir du moment où les yeux – du conseil d’administration, des salarié.es et des bénévoles – sont rivés sur la jauge-qu’il-ne-faut-pas-dépasser, les personnes qui restent et celles qui arrivent – toutes celles qui menacent malgré elles de faire péter la jauge – deviennent perçues et traitées comme des problèmes à gérer. Les personnes exilées qui arrivent au Refuge sont donc accueillies, certes, mais accueillies comme de potentielles futures menaces, des réfractaires au départ, les empêcheurs et empêcheuses du bon fonctionnement du Refuge en général et de l’accueil (qui porte mal son nom) en particulier. Ce triste arrangement de conscience n’a pas l’air de troubler plus que ça les membres du conseil d’administration. A nos critiques, ces gens-là répondent généralement avec agacement qu’il n’y a pas d’autres solutions et que nous ne servons donc à rien, avec notre empathie et notre idéalisme que l’urgence perpétuelle ne parvient pas à anesthésier. Parce que LA solution, tenez-vous bien, nous l’avons très claire en tête, elle est simple comme deux et deux font quatre, irréfutable – mais on ne la révélera qu’à la fin de cet article.4
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LA TYRANNIE DU PRÉSENT
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Les discours de crise ont tant été utilisés comme moteurs d’indignation que l’espace public est devenu largement saturé d’urgences qui finalement peuvent attendre, et de chocs qui ne choquent plus. En d’autres termes, les discours de crise sont contre-révolutionnaires en tant qu’ils permettent de stabiliser une condition existante plutôt que de minimiser des formes de violences quotidiennes. La crise reproduit des institutions, des pratiques et des réalités plus qu’elle n’interroge la manière dont ces crises sont advenues, ou comment on pourrait en sortir5. Les personnes qui, au refuge comme ailleurs, nourrissent un sentiment d’urgence permanente se font les complices, volontaires ou non, d’un discours qui, tant qu’il nous fait tourner en rond, nous empêche de nous demander pourquoi, au fait, est-ce qu’on tourne en rond. Etat d’urgence et dérive gestionnaire sont les écueils contre lesquels s’écrase toute possibilité de réflexion autour de sujets pourtant centraux : la responsabilité du néocolonialisme dans les grands mouvements migratoires ; le rôle du capitalisme dans les dérèglements climatiques à l’origine de ces mêmes phénomènes ; la possibilité d’un accueil digne dans une société qui refuse de remettre en question la propriété privée, la croissance économique, le plein emploi et le salariat. Tant de choses, une fois réintégrées dans le débat, pourraient servir de garde-fou (voire d’antidote) contre le paternalisme et la maltraitance de salarié.es constamment au bord du burn-out.
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Au Refuge, la crise ça veut dire pas le temps de m’intéresser à ton passé, toi que j’accueille, et pas le temps non plus de me pencher sur ton futur. Il n’y a qu’ici et maintenant que tu existes, et tu ressembles plus à un colis encombrant qu’à une personne comme moi et mes potes. Le présentisme c’est un peu la maltraitance ordinaire : peu importe d’où tu viens et où tu vas, comme c’est l’urgence ici, tant que tu y es tu seras un parmi d’autres, à nos yeux d’accueillant.es. Pas le temps d’écouter tes problèmes, et si par hasard tu deviens connu.e de moi c’est que t’auras merdé quelque part, tu te seras fait remarquer et probablement pas pour les bonnes raisons, t’auras eu le culot de faire des vagues alors que franchement, t’as pas vu comme c’est compliqué déjà la vie ici, t’étais vraiment obligé de rajouter des problèmes, sérieux ?6. Parler de crise au Refuge c’est, souvent, éviter de remettre en question des pratiques d’accueil qui traitent les personnes accueillies comme des indésirables et forcent leur départ vers des futurs précaires.
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INDÉSIRABLES
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Mais qui part quand la jauge est pleine ? Qui est-ce qu’on met à la porte en premier et à qui est-ce qu’on accorde un peu de répit ? Ces questions quotidiennes – étendre ou non la durée de l’accueil, enfreindre ou pas le protocole qui stipule que chaque personne accueillie ne peut rester que trois jours et trois nuits – révèlent souvent une hiérarchie qui classe les personnes exilées en fonction de leur vulnérabilité (perçue). Les familles avec enfants, les femmes seules et les femmes enceintes sont souvent désignées comme plus vulnérables que les hommes seuls, et donc plus à même de pouvoir rester. Mais ces catégories sont héritées de logiques gouvernementales. Ce sont celles qui déterminent l’accueil au 115 ou dans les Centres d’Accueil des Demandeurs d’Asile (CADA). Les semeur.euses de trouble, les accros au Lyrica, celles et ceux qui s’attardent un peu trop, qui commencent à se sentir comme chez elleux, et sortent de l’anonymat qui leur était assigné, en revanche, sont les premier.es à subir des pressions au départ. Grâce à cette belle contorsion logique, celles et ceux qui n’ont vraiment nulle part où aller, sont celles et ceux qu’on fout dehors avec le moins de scrupules. C’est-à-dire qu’une personne accueillie a plus de chance de devoir partir si elle va à l’encontre des normes de vulnérabilité qu’on lui assigne que si elle incarne une certaine image de la migration, selon laquelle un.e migrant.e se doit d’être isolé.e, vulnérable et obéissante pour mériter l’accueil.
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Et qui est-ce qui décide de qui peut rester, et qui doit partir ? Un œil sur la jauge-à-ne-surtout-pas-dépasser, l’autre sur le prix des billets de train pour Paris, les salarié.es de l’accueil concentrent de fait le pouvoir de laisser rester et faire partir. La décision de renvoyer quelqu’un.e du refuge n’est ni collective ni vraiment protocolaire, mais bien arbitraire, puisqu’elle repose souvent sur les impressions, humeurs et inimitiés personnelles que les salarié.es de l’accueil nourrissent envers les personnes accueillies. Si l’on ajoute à ça l’urgence dont on parlait plus tôt, on se retrouve assez vite dans une panade bien grisâtre dans laquelle une poignée de gens contrôle et confisque la mobilité – toi tu restes, toi tu pars – d’une majorité d’exilé.es. Ce contexte est propice à des débordements de plus en plus fréquents, où l’attitude contrôlante est si brutale qu’elle semble inspirée par un vrai sadisme, ou par une sorte de délire de puissance que la fatigue et le stress ne suffisent pas à justifier.
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Voici quelques extraits de dialogues qu’on a pu entendre dans le bureau de l’accueil du Refuge : « T’es bien content de dormir et manger gratuitement ici, hein? Mais ça peut pas durer ! Tu as trois jours pour acheter un billet et partir! » « [en pleurant:] Mais je n’ai pas d’argent et je ne sais pas où aller ! » « Et ben tu vas te le faire prêter, l’argent, ou alors tu partiras en stop ! »
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Ou encore, à une personne en manque de Lyrica: « Tu veux ta dose ? Il faut que tu achètes un billet pour Grenoble et je vais te la donner, ta dose ! »7
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FAUT CONCLURE
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Accueillir c’est aussi contrôler. C’est se rendre responsable de quand part qui et parfois où, sans trop savoir pourquoi. En ce sens, la contrainte ne prend pas toujours la forme d’une interdiction. Au Refuge bien souvent la contrainte oriente, elle rassure, elle encourage, elle donne à des futurs flous des contours nets pour les faire advenir vite, très vite, parce qu’il faut faire de la place. La contrainte se fait douce8, quand elle n’est pas ouvertement horrible.
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LA SOLUTION (PUISQU’ON L’A PROMISE)
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La solution que nous proposons a l’avantage de s’adapter à presque tous les picotements de conscience (réels ou factices) des personnes qui détiennent un pouvoir sur les autres. Elle consiste à simplement arrêter de l’exercer, ce pouvoir, à regarder un peu ce qui se passe, et à prendre des notes si possible. La jauge va exploser de mai à la mi-octobre9, comme l’année passée, et celle d’avant encore, ce qui pourrait provoquer autre chose que la fin du monde. Les portes des trois étages vides pourraient finir par s’ouvrir, par exemple. Celleux parmi les propriétaires et les membres du CA qui voudraient les refermer seraient obligé.es de s’exposer publiquement, elleux et les limites si mesquines de leur charité. Un tel geste pourrait même faire gagner un peu de sympathie à l’institution épuisée qu’est le CA du Refuge, dont la politique demeure incertaine, parfois suspecte, et toujours décevante, voire un peu collabo, comme quand ses membres s’époumonent dans les oreilles du préfet, des député.es et des ministres, qu’enfin y’en a marre, il faut agir, y’a trop de migrant.es par chez nous. Il pourrait arriver plein de choses, sérieux. Le « russe » pourrait même retrouver le sommeil, ou un.e bonne avocat.e.
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