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@ -11,19 +11,19 @@ Le nouveau Refuge est plus grand, et plus cher aussi. Derrière lachat et la
Le but de cet article nest pas de dire : refusons largent des patrons-philanthropes et organisons-nous pour laccueil digne et autogéré des personnes exilées même si on dit ça un peu quand même mais de comprendre un peu mieux comment les protocoles qui régulent lhospitalité affectent laccueil et le traitement des personnes exilées au Refuge. Et de dénoncer, au passage, certains abus vraiment intolérables.
### ARRÊTEZ DARRIVER
### Arrêtez darriver
« Non mais tu comprends pas, si personne ne part, personne ne peut arriver non plus ! Et puis ya des questions de sécurité aussi : si le bâtiment crame on fait quoi ? Si on dépasse la jauge lassurance ne paye pas, et puis même, au-delà des normes, tu te verrais dormir dans le réfectoire, toi ? Ya du bruit tout le temps, cest pas tenable, mieux vaut les faire partir, on sait pas où, mieux vaut éviter le pire ! Et puis le Russe il a des cernes on dirait un dindon. »[^2] Il est plutôt brouillon lépouvantail quon agite au Refuge pour pousser les personnes exilées vers la sortie : on y trouve des enjeux dargent et de sûreté tout entremêlés de soucis du bien-être et de la dignité dautrui[^3]. Il nous arrive aussi parfois dentendre la théorie de lappel dair, dans sa version pour les nul.les, selon laquelle si on rajoute trois lits de camp dans le couloir, il y aurait immédiatement et immanquablement trois personnes pour quitter le Bangladesh en direction de Briançon.
De toutes ces règles à respecter et faire respecter ressort une impression de crise permanente. Cest-à-dire quà partir du moment où les yeux du conseil dadministration, des salarié.es et des bénévoles sont rivés sur la jauge-quil-ne-faut-pas-dépasser, les personnes qui restent et celles qui arrivent toutes celles qui menacent malgré elles de faire péter la jauge deviennent perçues et traitées comme des problèmes à gérer. Les personnes exilées qui arrivent au Refuge sont donc accueillies, certes, mais accueillies comme de potentielles futures menaces, des réfractaires au départ, les empêcheurs et empêcheuses du bon fonctionnement du Refuge en général et de laccueil (qui porte mal son nom) en particulier. Ce triste arrangement de conscience na pas lair de troubler plus que ça les membres du conseil dadministration. A nos critiques, ces gens-là répondent généralement avec agacement quil ny a pas dautres solutions et que nous ne servons donc à rien, avec notre empathie et notre idéalisme que lurgence perpétuelle ne parvient pas à anesthésier. Parce que LA solution, tenez-vous bien, nous lavons très claire en tête, elle est simple comme deux et deux font quatre, irréfutable mais on ne la révélera quà la fin de cet article.[^4]
### LA TYRANNIE DU PRÉSENT
### La tyrannie du présent
Les discours de crise ont tant été utilisés comme moteurs dindignation que lespace public est devenu largement saturé durgences qui finalement peuvent attendre, et de chocs qui ne choquent plus. En dautres termes, les discours de crise sont contre-révolutionnaires en tant quils permettent de stabiliser une condition existante plutôt que de minimiser des formes de violences quotidiennes. La crise reproduit des institutions, des pratiques et des réalités plus quelle ninterroge la manière dont ces crises sont advenues, ou comment on pourrait en sortir[^5]. Les personnes qui, au refuge comme ailleurs, nourrissent un sentiment durgence permanente se font les complices, volontaires ou non, dun discours qui, tant quil nous fait tourner en rond, nous empêche de nous demander pourquoi, au fait, est-ce quon tourne en rond. Etat durgence et dérive gestionnaire sont les écueils contre lesquels sécrase toute possibilité de réflexion autour de sujets pourtant centraux : la responsabilité du néocolonialisme dans les grands mouvements migratoires ; le rôle du capitalisme dans les dérèglements climatiques à lorigine de ces mêmes phénomènes ; la possibilité dun accueil digne dans une société qui refuse de remettre en question la propriété privée, la croissance économique, le plein emploi et le salariat. Tant de choses, une fois réintégrées dans le débat, pourraient servir de garde-fou (voire dantidote) contre le paternalisme et la maltraitance de salarié.es constamment au bord du burn-out.
Au Refuge, la crise ça veut dire pas le temps de mintéresser à ton passé, toi que jaccueille, et pas le temps non plus de me pencher sur ton futur. Il ny a quici et maintenant que tu existes, et tu ressembles plus à un colis encombrant quà une personne comme moi et mes potes. Le présentisme cest un peu la maltraitance ordinaire : peu importe doù tu viens et où tu vas, comme cest lurgence ici, tant que tu y es tu seras un parmi dautres, à nos yeux daccueillant.es. Pas le temps découter tes problèmes, et si par hasard tu deviens connu.e de moi cest que tauras merdé quelque part, tu te seras fait remarquer et probablement pas pour les bonnes raisons, tauras eu le culot de faire des vagues alors que franchement, tas pas vu comme cest compliqué déjà la vie ici, tétais vraiment obligé de rajouter des problèmes, sérieux ?[^6]. Parler de crise au Refuge cest, souvent, éviter de remettre en question des pratiques daccueil qui traitent les personnes accueillies comme des indésirables et forcent leur départ vers des futurs précaires.
### INDÉSIRABLES
### Indésirables
Mais qui part quand la jauge est pleine ? Qui est-ce quon met à la porte en premier et à qui est-ce quon accorde un peu de répit ? Ces questions quotidiennes étendre ou non la durée de laccueil, enfreindre ou pas le protocole qui stipule que chaque personne accueillie ne peut rester que trois jours et trois nuits révèlent souvent une hiérarchie qui classe les personnes exilées en fonction de leur vulnérabilité (perçue). Les familles avec enfants, les femmes seules et les femmes enceintes sont souvent désignées comme plus vulnérables que les hommes seuls, et donc plus à même de pouvoir rester. Mais ces catégories sont héritées de logiques gouvernementales. Ce sont celles qui déterminent laccueil au 115 ou dans les Centres dAccueil des Demandeurs dAsile (CADA). Les semeur.euses de trouble, les accros au Lyrica, celles et ceux qui sattardent un peu trop, qui commencent à se sentir comme chez elleux, et sortent de lanonymat qui leur était assigné, en revanche, sont les premier.es à subir des pressions au départ. Grâce à cette belle contorsion logique, celles et ceux qui nont vraiment nulle part où aller, sont celles et ceux quon fout dehors avec le moins de scrupules. Cest-à-dire quune personne accueillie a plus de chance de devoir partir si elle va à lencontre des normes de vulnérabilité quon lui assigne que si elle incarne une certaine image de la migration, selon laquelle un.e migrant.e se doit dêtre isolé.e, vulnérable et obéissante pour mériter laccueil.
@ -33,11 +33,11 @@ Voici quelques extraits de dialogues quon a pu entendre dans le bureau de l
Ou encore, à une personne en manque de Lyrica: « Tu veux ta dose ? Il faut que tu achètes un billet pour Grenoble et je vais te la donner, ta dose ! »[^7]
### FAUT CONCLURE
### Faut conclure
Accueillir cest aussi contrôler. Cest se rendre responsable de quand part qui et parfois où, sans trop savoir pourquoi. En ce sens, la contrainte ne prend pas toujours la forme dune interdiction. Au Refuge bien souvent la contrainte oriente, elle rassure, elle encourage, elle donne à des futurs flous des contours nets pour les faire advenir vite, très vite, parce quil faut faire de la place. La contrainte se fait douce[^8], quand elle nest pas ouvertement horrible.
### LA SOLUTION (PUISQUON LA PROMISE)
### La solution (puisquon la promise)
La solution que nous proposons a lavantage de sadapter à presque tous les picotements de conscience (réels ou factices) des personnes qui détiennent un pouvoir sur les autres. Elle consiste à simplement arrêter de lexercer, ce pouvoir, à regarder un peu ce qui se passe, et à prendre des notes si possible. La jauge va exploser de mai à la mi-octobre[^9], comme lannée passée, et celle davant encore, ce qui pourrait provoquer autre chose que la fin du monde. Les portes des trois étages vides pourraient finir par souvrir, par exemple. Celleux parmi les propriétaires et les membres du CA qui voudraient les refermer seraient obligé.es de sexposer publiquement, elleux et les limites si mesquines de leur charité. Un tel geste pourrait même faire gagner un peu de sympathie à linstitution épuisée quest le CA du Refuge, dont la politique demeure incertaine, parfois suspecte, et toujours décevante, voire un peu collabo, comme quand ses membres sépoumonent dans les oreilles du préfet, des député.es et des ministres, quenfin yen a marre, il faut agir, ya trop de migrant.es par chez nous. Il pourrait arriver plein de choses, sérieux. Le « russe » pourrait même retrouver le sommeil, ou un.e bonne avocat.e.

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@ -8,7 +8,7 @@ Ce qui suit est une (pas si) courte définition du mot « frontière ». On y tr
Le rétablissement des contrôles didentité et le renforcement des effectifs policiers le long de la frontière franco-italienne ont fait de « la frontière » un objet ordinaire dans le Briançonnais. Pour les mi-litant.es du coin, « la frontière » est une réalité quotidienne : on larpente, on la dénonce, on essaye, le plus possible, de la rendre inutile, mais jamais ou presque on ne remet en question son existence. La frontière fait partie du décor. Et si elle apparait sur nos cartes de randonnée comme une ligne nette et bien tracée, peu de choses indiquent, dans nos paysages frontaliers, quici se trouve la limite dun territoire. A la différence des murs de barbelés érigés en Grèce, en Espagne ou en Hongrie, la frontière franco-italienne reste relativement intangible. Et pourtant, « la frontière » structure mouvements, pensées et luttes avec autant dévidence que si cétait un mur. Cest pour détricoter un peu de ce sens commun que nous analysons ici le mot
« frontière », les ambitions territoriales quil reflète et les réalités sociales quil impose.
### FICTION JURIDIQUE
### Fiction juridique
La frontière est avant tout une invention juridique, qui délimite dans lespace là où sapplique le droit national, et là où il ne sapplique pas. Elle est légitimée chaque fois que des accords bilatéraux ou internationaux viennent réguler les relations entre les Etats, et donc leur existence. Entre lItalie et la France, cest laccord de Chambéry qui régule les relations frontalières et facilite, entre autres, le refoulement des personnes exilées quand elles se font arrêter. Mais comme elle nest ni immuable, ni nécessaire, la frontière en tant que construction juridique change assez régulièrement.
A la fin des années 1980, la construction de lespace Schengen a « ouvert » la frontière entre la France et lItalie en mettant fin aux contrôles didentité lorsquune personne passait dun territoire à un autre. Une exception à cette règle persiste depuis en droit pénal : au sein dune zone frontalière de 20km à partir de la ligne officielle, une personne peut toujours faire face à un contrôle didentité, si elle est recherchée ou si elle commet une infraction.
@ -20,7 +20,7 @@ Fiction juridique, la frontière nen est pas moins réelle pour celles et ceu
![sommets](../images/Sommets.jpg)
### FRONTIÈRES SYNTHÉTIQUES
### Frontières synthétiques
Au XVIIe siècle le mot « frontière désignait une ligne de front, celle qui se tenait face à lennemi, peu importe que celui-ci se trouve au milieu ou en périphérie dun territoire donné. La « frontière » délimitait une zone de défense. Cest au siècle suivant que frontières militaires et frontières nationales ont commencé à coïncider, dans les écrits officiels comme dans ceux des Lumières, qui sévertuaient alors à ancrer la nation dans un territoire propre. Bien souvent cest dans le paysage que les philosophes allaient piocher pour donner à la nation ses limites. Pour Rousseau ou Montesquieu, la nature avait établi sur Terre les frontières idéales de la France et des autres Etats : le Rhin, les Pyrénées et les Alpes fournissaient à la jeune nation française des limites toutes trouvées. Cest la Révolution, autrement dit, qui nationalisa lidée dune frontière dite naturelle, et naturalisa celle des frontières nationales.
Dans son histoire du Rhin, Lucien Febvre retrace les enjeux nationalistes du fleuve qui marque la frontière entre lAllemagne et la France. Alors que depuis le XVIe siècle le Rhin était considéré en Allemagne comme un fleuve sacré et sacrément national, lhistorien démontre au contraire comment le fleuve fut, au cours de lhistoire, un lieu déchanges économiques, culturels et linguistiques. Le fleuve, comme la frontière quil trace dans la géographie européenne, figure non pas comme un donné naturel mais comme un produit de lhistoire humaine, et loutil naturel dune politique nationaliste.
@ -29,7 +29,7 @@ Les montagnes, comme les fleuves, ont souvent fait lobjet dune frontiéris
En France comme ailleurs, pourtant, les montagnes font souvent de piètres frontières. Difficilement contrôlables, elles offrent à celles et ceux qui apprennent à les connaitre des couloirs, chemins, passages et autres conduits pour creuser des trous dans le dispositif sécuritaire de celleux qui pensaient que dun relief, on pouvait faire un mur. Les histoires de contrebande et de mobilités ne manquent pas pour illustrer les liens entre montagne et clandestinité. Il faudrait donc envisager la frontière comme un projet ou une aspiration étatique plutôt que comme une réalité géographique. Il y a un côté téléologique à la frontiérisation, cest-à-dire que les frontières dessinées sur nos cartes correspondent moins à une réalité physique quà une ambition territoriale, à la fois incomplète et sans cesse contestée.
### FRONTIÈRES INCARNÉES
### Frontières incarnées
Si les frontières nationales ont finalement peu dancrage dans la réalité matérielle fluviale, géologique, environnementale du monde, elles ont cependant des effets dévastateurs sur celles et ceux qui osent franchir ces lignes souvent invisibles sans y avoir été préalablement invité.es, soit par leur capital, soit par leur couleur de peau. Cest-à-dire que la frontière fait le tri, entre celleux qui la traversent sans même sen apercevoir et celleux qui cherchent à éviter son contact, parce que la rencontrer cest risquer de se faire suivre, poursuivre, et arrêter. Pour la géographe Anne-Laure Amilhat-Szary, la frontière est devenue un outil de hiérarchisation des vies et des mobilités ; une condition dexclusion du non-citoyen, dont la mobilité est toujours considérée comme a priori dangereuse.

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@ -7,7 +7,7 @@ Ne cherchez pas de sens à ce titre. Pas tout de suite. Posez-vous simplement la
Non-respect des procédures de demande dasile par la police de lair et des frontières (PAF), non-respect du droit dans les demandes de titres de séjour par la préfecture, manque de places dhébergement durgence, stigmatisation des personnes exilées, criminalisation des personnes solidaires : voilà la réalité de la frontière dans le Briançonnais. Une réalité que lon peut, à Montgenèvre, survoler en télésiège, si notre porte-monnaie nous le permet. Allégorie trop parfaite de la ségrégation qui se déploie tout autour de nous, et de son invisibilisation.
### INVISIBLES, OCCUPEZ-VOUS DE VOTRE LINGE !
### Invisibles, occupez-vous de votre linge !
En 2007, Guy Hermitte, maire de Montgenèvre et ancien officier de la PAF, écrivait : « Dépassant les clivages humains qui ont conduit aux pires atrocités, Montgenèvre, par sa spécificité de commune transfrontalière, tend la main à ses voisins italiens pour créer ensemble une coopération au service des populations et de leur maintien en montagne. Ce lien va perdurer au-delà des années pour créer lun des plus beaux domaines skiables internationaux dEurope : La Voie Lactée ».[^1]
M. Hermitte loue le «lien», « tend la main », coopère, comme si lépoque de la séparation des peuples était révolue. Pourtant, à Montgenèvre aujourdhui, la coopération entre la France et lItalie est surtout commerciale et policière. Un golf, une station de ski et une macabre partie de ping-pong avec les personnes exilées ; voilà les seules choses réellement transfrontalières à Montgenèvre. Le local de « mise à labri » où sont enfermées les personnes arrêtées alors quelles tentaient de traverser la frontière, est un Algeco dissimulé derrière le poste de police. Le vocabulaire officiel est pour le moins trompeur, car cette « mise à labri » se traduit quasi systématiquement par lenfermement illégal et le refoulement en Italie des personnes exilées. La fraternité prônée par M. Hermitte ne vaut quen tant quelle promeut le tourisme et efface dun même geste les questions migratoires. Ces mots datent. Mais aujourdhui encore, léquipe municipale montgenèvroise continue de louer le caractère « transfrontalier » de sa station, tout en réussissant lexploit de rester muette sur les enjeux migratoires, alors même que la situation locale fait régulièrement lobjet dune couverture nationale.
@ -17,7 +17,7 @@ Le mutisme est aussi à lœuvre chez des acteur.ices dépendant.es de subvent
A Briançon, on ne fait même plus semblant : la municipalité demande au Refuge Solidaire de ranger le linge pendu à ses fenêtres. Ça ne fait pas propre, et il parait que les habitants de Briançon le « vivent mal ». Lorsquun mort est retrouvé sur un chemin descendant vers Briançon, que le refuge solidaire bat des records daccueil à Briançon, les seules préoccupations dArnaud Murgia sont la « sécurité et la tranquillité des habitants »[^3]. Soucieuses que lopinion publique nassocie « personnes exilées » avec « insalubrité », des associations organisent au printemps des randonnées pour ramasser les habits abandonnés sur les chemins pendant lhiver, effaçant ainsi les traces des passages migratoires et de leur répression, se laissant prendre au piège de linvisibilisation. De manière générale, le Briançonnais se muséifie. La « préservation » du patrimoine et de lenvironnement sert dexcuse pour définir où est-ce que les personnes en situation dexil peuvent être hébergées, et quels usages sont tolérés. Le tout étant que ce, celles et ceux qui dérangent ne se voient pas, en particulier pour les touristes, qui ont le champ libre et un accès privilégié à lusage, voire à lusure, du territoire.
### SOLIDARITÉ DE FAÇADE
### Solidarité de façade
Les mécanismes dinvisibilisation de la frontière sont dautant plus efficaces quils sont secondés par une redoutable stratégie de communication qui affiche le Briançonnais comme un territoire ouvert et accueillant, une stratégie consistant à créer une image officielle convenable, voire séduisante, et à limiter lexpression de récits alternatifs.
@ -25,7 +25,7 @@ Une fresque murale représentant une personne noire qui traverse des montagnes,
La communication est bien ficelée. En saffichant publiquement comme soutiens de lassociation 82-4000 solidaires, qui vise à démocratiser la haute montagne, Arnaud Murgia et Dominique Dufour (le préfet des Hautes-Alpes) apparaissent « solidaires », sans pour autant remettre en cause les catégories sociales servant à discriminer laccès au territoire et aux droits. Les immigrés « légaux » (ou tolérés un temps) ont le droit de venir en vacances dans le Briançonnais, tandis que les « migrants », les « illégaux » peuvent toujours attendre à Oulx. En plus de cacher leur politique sécuritaire derrière une solidarité sélective, cette pirouette communicationnelle leur permet de se réapproprier la solidarité et de marginaliser les discours dopposition. Si la solidarité nappartient pas quaux militant.es, alors ceux-ci se caractérisent par leur radicalité, et peuvent être érigés en menace pour lordre public. Pourtant, cette solidarité de façade dissimule mal les priorités répressives de M. Murgia. On peut citer, à titre dexemple, le sort de la MAPEmonde, ancien service daide aux personnes étrangères de la MJC, qui na pas été maintenu dans le nouveau centre social intercommunal.
### DAUTRES RÉCITS EXISTENT
### Dautres récits existent
La persévérance des associations et collectifs locaux fait que dautres récits existent sur le territoire et se diffusent jusque dans la presse et les réseaux (inter)nationaux : celui de laccueil, ou de la liberté de circulation. Néanmoins, ces récits peuvent aussi contribuer à entretenir la ségrégation quinstituent les frontières étatiques.
Nous opposons assez facilement à limage de montagne-frontière celle dune montagne-refuge, un récit qui sappuie sur limaginaire montagnard, et quelques formules de bon sens : « on nabandonne pas quelquun en montagne » ; « en refuge, on ne laisse personne dormir dehors, quitte à dormir sur et sous les tables », etc. Si ce récit peut correspondre à une certaine réalité, il comporte également un certain nombre de dangers. En ne nommant pas les violences racistes et sécuritaires qui rendent ces « refuges » nécessaires, il empêche de sattaquer aux problèmes de fond. Il fait aussi de la montagne un territoire dexception par rapport aux autres territoires, alors même que, par principe, la liberté de circulation devrait être défendue partout.
@ -36,7 +36,7 @@ Comment alors faire exister des récits qui permettent lémancipation des per
![chez Marcel](../images/chezmarcel_plein.png)
### ON NE DIT PAS DES HERBES SAUVAGES QUELLES FORMENT DES FORÊTS !?[^4]
### On ne dit pas des herbes sauvages quelles forment des forêts !?[^4]
Lidée que tout le monde puisse circuler et sinstaller où bon lui semble peut paraître aussi absurde que le titre de cet article. Pourtant, lexpérience montre quil peut exister des structures sociales et des modes dorganisation collectifs qui permettent aux personnes exilées dêtre dans une posture dacteur.ices et de regagner de lautonomie. Des structures dans lesquelles la notion « détranger.e » ne fait que peu de sens et celle de « personne accueillie » est rapidement remplacée par celle de « cohabitant.e » ou de « voisin.e ». Comment seulement faire que ces possibles émancipateurs remplacent les conceptions racistes dans les imaginaires et les récits territoriaux ?

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@ -39,20 +39,20 @@
<p>Avant on pouvait toujours pousser les murs. Quand les chambres étaient pleines on se serrait encore plus. On dormait dehors, on tapissait la cuisine de matelas en se demandant comment on allait faire pour que tout le monde dorme dans un local si petit. Avant cétait «le squat», mettez lintonation que vous voudrez dans ces mots. Le Refuge<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup> du 37 rue Pasteur avait ses règles, celles dun lieu plus ou moins autogéré, tout autant contournées, détournées, enjambées par les bénévoles et les personnes accueillies sil le fallait, en fonction des circonstances. Parce quil y avait des règles, mais pas de propriétaire pour les faire respecter, on nen gardait que le meilleur : des indications de bon sens à respecter quand cest possible, à oublier le reste du temps. Et ça a duré des années, et on en a vu passer du monde ! Ne nous demandez pas les chiffres, on naime pas ça, mais on peut vous dire quon sest retrouvé à cent et même plus, dans ce petit lieu chaotique et passablement insalubre. On pourrait nous suspecter dagiter le fameux «cétait mieux avant» , mais on dit juste que les règles étaient moins étouffantes peut être au détriment du confort matériel du lieu. Et puis en août 2021, après un virage à droite de la mairie et des luttes intestines quon vous épargne ici, le Refuge a fermé ses portes, et cest là-haut, à côté de lhôpital, quil les a rouvertes, dans les locaux des Terrasses Solidaires.</p>
<p>Le nouveau Refuge est plus grand, et plus cher aussi. Derrière lachat et la rénovation du 34 route de Grenoble qui a coûté plus ou moins un million deuros avant même douvrir ses portes il y a Olivier Legrain du fond Riace France et ancien du groupe Lafarge, et Jean-François Rambicur de la fondation Arceal-Caritas France, administrateur du groupe Roquette, petit géant de lagro-industrie française et méga-pollueur. Alors voilà, des personnes très sérieuses ont donné beaucoup dargent, et il sagirait de ne pas en faire nimporte quoi. Le nouveau Refuge se pare de nouvelles règles. Il y a des normes de sécurité, dhygiène, des façons régulières et irrégulières de se rendre au sous-sol, dans la cuisine, dans la réserve de vêtements, et celle de nourriture. Il y a des clés, des codes qui ferment des portes, des protocoles daccueil, dentrée, de sortie et de soin. Il y a aussi trois étages supplémentaires, dont deux avec des chambres, des toilettes et des douches, que les propriétaires ont décidé de ne pas destiner à laccueil, et qui restent donc vides et inutilisés, parce que pas aux normes, alors quil suffirait de faire tomber une porte pour y accéder. Et puis il y a un.e « russe » dont tout le monde parle, Responsable Unique de Sécurité, de son vrai nom, qui ne dort pas la nuit à lidée que la moindre infraction à lune de ses règles ne finisse par lui coûter la prison. Et parmi ces règles, il y a la jauge : 64 personnes, à ne pas dépasser.</p>
<p>Le but de cet article nest pas de dire : refusons largent des patrons-philanthropes et organisons-nous pour laccueil digne et autogéré des personnes exilées même si on dit ça un peu quand même mais de comprendre un peu mieux comment les protocoles qui régulent lhospitalité affectent laccueil et le traitement des personnes exilées au Refuge. Et de dénoncer, au passage, certains abus vraiment intolérables.</p>
<h3>ARRÊTEZ DARRIVER</h3>
<h3>Arrêtez darriver</h3>
<p>« Non mais tu comprends pas, si personne ne part, personne ne peut arriver non plus ! Et puis ya des questions de sécurité aussi : si le bâtiment crame on fait quoi ? Si on dépasse la jauge lassurance ne paye pas, et puis même, au-delà des normes, tu te verrais dormir dans le réfectoire, toi ? Ya du bruit tout le temps, cest pas tenable, mieux vaut les faire partir, on sait pas où, mieux vaut éviter le pire ! Et puis le Russe il a des cernes on dirait un dindon. »<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup> Il est plutôt brouillon lépouvantail quon agite au Refuge pour pousser les personnes exilées vers la sortie : on y trouve des enjeux dargent et de sûreté tout entremêlés de soucis du bien-être et de la dignité dautrui<sup id="fnref:3"><a class="footnote-ref" href="#fn:3">3</a></sup>. Il nous arrive aussi parfois dentendre la théorie de lappel dair, dans sa version pour les nul.les, selon laquelle si on rajoute trois lits de camp dans le couloir, il y aurait immédiatement et immanquablement trois personnes pour quitter le Bangladesh en direction de Briançon.</p>
<p>De toutes ces règles à respecter et faire respecter ressort une impression de crise permanente. Cest-à-dire quà partir du moment où les yeux du conseil dadministration, des salarié.es et des bénévoles sont rivés sur la jauge-quil-ne-faut-pas-dépasser, les personnes qui restent et celles qui arrivent toutes celles qui menacent malgré elles de faire péter la jauge deviennent perçues et traitées comme des problèmes à gérer. Les personnes exilées qui arrivent au Refuge sont donc accueillies, certes, mais accueillies comme de potentielles futures menaces, des réfractaires au départ, les empêcheurs et empêcheuses du bon fonctionnement du Refuge en général et de laccueil (qui porte mal son nom) en particulier. Ce triste arrangement de conscience na pas lair de troubler plus que ça les membres du conseil dadministration. A nos critiques, ces gens-là répondent généralement avec agacement quil ny a pas dautres solutions et que nous ne servons donc à rien, avec notre empathie et notre idéalisme que lurgence perpétuelle ne parvient pas à anesthésier. Parce que LA solution, tenez-vous bien, nous lavons très claire en tête, elle est simple comme deux et deux font quatre, irréfutable mais on ne la révélera quà la fin de cet article.<sup id="fnref:4"><a class="footnote-ref" href="#fn:4">4</a></sup></p>
<h3>LA TYRANNIE DU PRÉSENT</h3>
<h3>La tyrannie du présent</h3>
<p>Les discours de crise ont tant été utilisés comme moteurs dindignation que lespace public est devenu largement saturé durgences qui finalement peuvent attendre, et de chocs qui ne choquent plus. En dautres termes, les discours de crise sont contre-révolutionnaires en tant quils permettent de stabiliser une condition existante plutôt que de minimiser des formes de violences quotidiennes. La crise reproduit des institutions, des pratiques et des réalités plus quelle ninterroge la manière dont ces crises sont advenues, ou comment on pourrait en sortir<sup id="fnref:5"><a class="footnote-ref" href="#fn:5">5</a></sup>. Les personnes qui, au refuge comme ailleurs, nourrissent un sentiment durgence permanente se font les complices, volontaires ou non, dun discours qui, tant quil nous fait tourner en rond, nous empêche de nous demander pourquoi, au fait, est-ce quon tourne en rond. Etat durgence et dérive gestionnaire sont les écueils contre lesquels sécrase toute possibilité de réflexion autour de sujets pourtant centraux : la responsabilité du néocolonialisme dans les grands mouvements migratoires ; le rôle du capitalisme dans les dérèglements climatiques à lorigine de ces mêmes phénomènes ; la possibilité dun accueil digne dans une société qui refuse de remettre en question la propriété privée, la croissance économique, le plein emploi et le salariat. Tant de choses, une fois réintégrées dans le débat, pourraient servir de garde-fou (voire dantidote) contre le paternalisme et la maltraitance de salarié.es constamment au bord du burn-out.</p>
<p>Au Refuge, la crise ça veut dire pas le temps de mintéresser à ton passé, toi que jaccueille, et pas le temps non plus de me pencher sur ton futur. Il ny a quici et maintenant que tu existes, et tu ressembles plus à un colis encombrant quà une personne comme moi et mes potes. Le présentisme cest un peu la maltraitance ordinaire : peu importe doù tu viens et où tu vas, comme cest lurgence ici, tant que tu y es tu seras un parmi dautres, à nos yeux daccueillant.es. Pas le temps découter tes problèmes, et si par hasard tu deviens connu.e de moi cest que tauras merdé quelque part, tu te seras fait remarquer et probablement pas pour les bonnes raisons, tauras eu le culot de faire des vagues alors que franchement, tas pas vu comme cest compliqué déjà la vie ici, tétais vraiment obligé de rajouter des problèmes, sérieux ?<sup id="fnref:6"><a class="footnote-ref" href="#fn:6">6</a></sup>. Parler de crise au Refuge cest, souvent, éviter de remettre en question des pratiques daccueil qui traitent les personnes accueillies comme des indésirables et forcent leur départ vers des futurs précaires.</p>
<h3>INDÉSIRABLES</h3>
<h3>Indésirables</h3>
<p>Mais qui part quand la jauge est pleine ? Qui est-ce quon met à la porte en premier et à qui est-ce quon accorde un peu de répit ? Ces questions quotidiennes étendre ou non la durée de laccueil, enfreindre ou pas le protocole qui stipule que chaque personne accueillie ne peut rester que trois jours et trois nuits révèlent souvent une hiérarchie qui classe les personnes exilées en fonction de leur vulnérabilité (perçue). Les familles avec enfants, les femmes seules et les femmes enceintes sont souvent désignées comme plus vulnérables que les hommes seuls, et donc plus à même de pouvoir rester. Mais ces catégories sont héritées de logiques gouvernementales. Ce sont celles qui déterminent laccueil au 115 ou dans les Centres dAccueil des Demandeurs dAsile (CADA). Les semeur.euses de trouble, les accros au Lyrica, celles et ceux qui sattardent un peu trop, qui commencent à se sentir comme chez elleux, et sortent de lanonymat qui leur était assigné, en revanche, sont les premier.es à subir des pressions au départ. Grâce à cette belle contorsion logique, celles et ceux qui nont vraiment nulle part où aller, sont celles et ceux quon fout dehors avec le moins de scrupules. Cest-à-dire quune personne accueillie a plus de chance de devoir partir si elle va à lencontre des normes de vulnérabilité quon lui assigne que si elle incarne une certaine image de la migration, selon laquelle un.e migrant.e se doit dêtre isolé.e, vulnérable et obéissante pour mériter laccueil.</p>
<p>Et qui est-ce qui décide de qui peut rester, et qui doit partir ? Un œil sur la jauge-à-ne-surtout-pas-dépasser, lautre sur le prix des billets de train pour Paris, les salarié.es de laccueil concentrent de fait le pouvoir de laisser rester et faire partir. La décision de renvoyer quelquun.e du refuge nest ni collective ni vraiment protocolaire, mais bien arbitraire, puisquelle repose souvent sur les impressions, humeurs et inimitiés personnelles que les salarié.es de laccueil nourrissent envers les personnes accueillies. Si lon ajoute à ça lurgence dont on parlait plus tôt, on se retrouve assez vite dans une panade bien grisâtre dans laquelle une poignée de gens contrôle et confisque la mobilité toi tu restes, toi tu pars dune majorité dexilé.es. Ce contexte est propice à des débordements de plus en plus fréquents, où lattitude contrôlante est si brutale quelle semble inspirée par un vrai sadisme, ou par une sorte de délire de puissance que la fatigue et le stress ne suffisent pas à justifier.</p>
<p>Voici quelques extraits de dialogues quon a pu entendre dans le bureau de laccueil du Refuge : « Tes bien content de dormir et manger gratuitement ici, hein? Mais ça peut pas durer ! Tu as trois jours pour acheter un billet et partir! » « [en pleurant:] Mais je nai pas dargent et je ne sais pas où aller ! » « Et ben tu vas te le faire prêter, largent, ou alors tu partiras en stop ! »</p>
<p>Ou encore, à une personne en manque de Lyrica: « Tu veux ta dose ? Il faut que tu achètes un billet pour Grenoble et je vais te la donner, ta dose ! »<sup id="fnref:7"><a class="footnote-ref" href="#fn:7">7</a></sup></p>
<h3>FAUT CONCLURE</h3>
<h3>Faut conclure</h3>
<p>Accueillir cest aussi contrôler. Cest se rendre responsable de quand part qui et parfois où, sans trop savoir pourquoi. En ce sens, la contrainte ne prend pas toujours la forme dune interdiction. Au Refuge bien souvent la contrainte oriente, elle rassure, elle encourage, elle donne à des futurs flous des contours nets pour les faire advenir vite, très vite, parce quil faut faire de la place. La contrainte se fait douce<sup id="fnref:8"><a class="footnote-ref" href="#fn:8">8</a></sup>, quand elle nest pas ouvertement horrible.</p>
<h3>LA SOLUTION (PUISQUON LA PROMISE)</h3>
<h3>La solution (puisquon la promise)</h3>
<p>La solution que nous proposons a lavantage de sadapter à presque tous les picotements de conscience (réels ou factices) des personnes qui détiennent un pouvoir sur les autres. Elle consiste à simplement arrêter de lexercer, ce pouvoir, à regarder un peu ce qui se passe, et à prendre des notes si possible. La jauge va exploser de mai à la mi-octobre<sup id="fnref:9"><a class="footnote-ref" href="#fn:9">9</a></sup>, comme lannée passée, et celle davant encore, ce qui pourrait provoquer autre chose que la fin du monde. Les portes des trois étages vides pourraient finir par souvrir, par exemple. Celleux parmi les propriétaires et les membres du CA qui voudraient les refermer seraient obligé.es de sexposer publiquement, elleux et les limites si mesquines de leur charité. Un tel geste pourrait même faire gagner un peu de sympathie à linstitution épuisée quest le CA du Refuge, dont la politique demeure incertaine, parfois suspecte, et toujours décevante, voire un peu collabo, comme quand ses membres sépoumonent dans les oreilles du préfet, des député.es et des ministres, quenfin yen a marre, il faut agir, ya trop de migrant.es par chez nous. Il pourrait arriver plein de choses, sérieux. Le « russe » pourrait même retrouver le sommeil, ou un.e bonne avocat.e.</p>
<div class="footnote">
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<p>Ce qui suit est une (pas si) courte définition du mot « frontière ». On y trouve des éléments juridiques, historiques, anthropologiques même ! pour essayer de démêler ce quune frontière est de ce quelle nest pas. On sappuie surtout sur la frontière franco-italienne (quon appellera parfois FFI pour aller plus vite), parce que cest celle quon habite, quon connaît un peu mieux que les autres, et depuis laquelle on écrit la plupart de cette revue. Pour celles et ceux qui, pris dun grand coup de flemme, ne souhaiteraient pas lire la suite, ce quon y dit est plutôt simple : la frontière est une construction juridique historiquement récente, difficilement séparable des idées dEtat et de territoire, et dont la forme, le tracé et les modalités changent constamment. Le fait que les frontières nationales correspondent parfois à des frontières dites naturelles na rien dévident : cest le fruit dun processus politique qui, depuis plusieurs siècles, inscrit lEtat et ses limites dans une « nature » qui les précède et légitime leur existence.</p>
<p>Le rétablissement des contrôles didentité et le renforcement des effectifs policiers le long de la frontière franco-italienne ont fait de « la frontière » un objet ordinaire dans le Briançonnais. Pour les mi-litant.es du coin, « la frontière » est une réalité quotidienne : on larpente, on la dénonce, on essaye, le plus possible, de la rendre inutile, mais jamais ou presque on ne remet en question son existence. La frontière fait partie du décor. Et si elle apparait sur nos cartes de randonnée comme une ligne nette et bien tracée, peu de choses indiquent, dans nos paysages frontaliers, quici se trouve la limite dun territoire. A la différence des murs de barbelés érigés en Grèce, en Espagne ou en Hongrie, la frontière franco-italienne reste relativement intangible. Et pourtant, « la frontière » structure mouvements, pensées et luttes avec autant dévidence que si cétait un mur. Cest pour détricoter un peu de ce sens commun que nous analysons ici le mot
« frontière », les ambitions territoriales quil reflète et les réalités sociales quil impose.</p>
<h3>FICTION JURIDIQUE</h3>
<h3>Fiction juridique</h3>
<p>La frontière est avant tout une invention juridique, qui délimite dans lespace là où sapplique le droit national, et là où il ne sapplique pas. Elle est légitimée chaque fois que des accords bilatéraux ou internationaux viennent réguler les relations entre les Etats, et donc leur existence. Entre lItalie et la France, cest laccord de Chambéry qui régule les relations frontalières et facilite, entre autres, le refoulement des personnes exilées quand elles se font arrêter. Mais comme elle nest ni immuable, ni nécessaire, la frontière en tant que construction juridique change assez régulièrement.</p>
<p>A la fin des années 1980, la construction de lespace Schengen a « ouvert » la frontière entre la France et lItalie en mettant fin aux contrôles didentité lorsquune personne passait dun territoire à un autre. Une exception à cette règle persiste depuis en droit pénal : au sein dune zone frontalière de 20km à partir de la ligne officielle, une personne peut toujours faire face à un contrôle didentité, si elle est recherchée ou si elle commet une infraction.
En 2015 cette frontière sest partiellement refermée. LEtat a établi une liste de 285 points stratégiques, appelés points de passages autorisés (PPA), autour desquels les contrôles didentité ont été légalisés, sans que personne ne soit ni recherché ni pris en flagrant délit de quoi que ce soit. Officiellement ce rétablissement des contrôles aux frontières ne pouvait durer que 6 mois, et nêtre renouvelé que pour une durée totale de deux ans. Pourtant, cela fait maintenant 8 ans que la police contrôle, expulse et enferme le long de la frontière sans aucune base légale.</p>
<p>Quant à celles et ceux qui ont le malheur darriver tout droit de plus loin dun pays extérieur à la zone Schengen lEtat a là encore une solution. Depuis 1992, des zones appelées « zones dattente » il y en a presque 100 en France permettent aux autorités de contrôler lidentité des gens et de les immobiliser, jusquà 26 jours, dans les ports, les aéroports et les gares internationales. En 2003, ces zones ont été étendues des points de débarquement à leurs environs, ce qui implique, en clair, que toutes les côtes françaises sont désormais des lieux où les immobilisations arbitraires sont possibles, et légales.</p>
<p>Fiction juridique, la frontière nen est pas moins réelle pour celles et ceux qui la traversent chaque jour sans la bonne couleur de peau, ou à défaut les bons papiers. Et si elle reste une construction historique relativement récente, cest dans le registre de luniversel que la frontière puise sa légitimité, jusquà devenir une évidence territoriale, une sorte de sens commun dans la manière dont nous envisageons lespace. Pourtant, et cest ce qui nous intéresse dans la partie suivante, les frontières nont rien de naturel, et leur adéquation avec certains traits de paysage comme les rivières ou les montagnes est elle aussi une fabrication nationale.</p>
<p><img alt="sommets" src="../images/Sommets.jpg"></p>
<h3>FRONTIÈRES SYNTHÉTIQUES</h3>
<h3>Frontières synthétiques</h3>
<p>Au XVIIe siècle le mot « frontière désignait une ligne de front, celle qui se tenait face à lennemi, peu importe que celui-ci se trouve au milieu ou en périphérie dun territoire donné. La « frontière » délimitait une zone de défense. Cest au siècle suivant que frontières militaires et frontières nationales ont commencé à coïncider, dans les écrits officiels comme dans ceux des Lumières, qui sévertuaient alors à ancrer la nation dans un territoire propre. Bien souvent cest dans le paysage que les philosophes allaient piocher pour donner à la nation ses limites. Pour Rousseau ou Montesquieu, la nature avait établi sur Terre les frontières idéales de la France et des autres Etats : le Rhin, les Pyrénées et les Alpes fournissaient à la jeune nation française des limites toutes trouvées. Cest la Révolution, autrement dit, qui nationalisa lidée dune frontière dite naturelle, et naturalisa celle des frontières nationales.</p>
<p>Dans son histoire du Rhin, Lucien Febvre retrace les enjeux nationalistes du fleuve qui marque la frontière entre lAllemagne et la France. Alors que depuis le XVIe siècle le Rhin était considéré en Allemagne comme un fleuve sacré et sacrément national, lhistorien démontre au contraire comment le fleuve fut, au cours de lhistoire, un lieu déchanges économiques, culturels et linguistiques. Le fleuve, comme la frontière quil trace dans la géographie européenne, figure non pas comme un donné naturel mais comme un produit de lhistoire humaine, et loutil naturel dune politique nationaliste.</p>
<p>Les montagnes, comme les fleuves, ont souvent fait lobjet dune frontiérisation, cest-à-dire de la projection de logiques étatiques sur des paysages dont rien nindique, a priori, quils appartiennent à tel ou tel pays ou quils séparent des nations entre elles. Dans les Pyrénées, la construction des Etats français et espagnol est allée de pair avec linvention de la montagne comme frontière naturelle. Le développement de la cartographie par les monarchies de lépoque à des fins commerciales et souveraines contribua à transformer montagnes et vallées en une ligne frontalière qui depuis Paris ou Madrid facilitaient peut-être lorganisation du pouvoir, mais dont le tracé sur place semblait bien arbitraire. Dans les Alpes, cest la ligne de partage des eaux, le long des crètes, qui marque les limites entre la France, la Suisse et lItalie.</p>
<p>En France comme ailleurs, pourtant, les montagnes font souvent de piètres frontières. Difficilement contrôlables, elles offrent à celles et ceux qui apprennent à les connaitre des couloirs, chemins, passages et autres conduits pour creuser des trous dans le dispositif sécuritaire de celleux qui pensaient que dun relief, on pouvait faire un mur. Les histoires de contrebande et de mobilités ne manquent pas pour illustrer les liens entre montagne et clandestinité. Il faudrait donc envisager la frontière comme un projet ou une aspiration étatique plutôt que comme une réalité géographique. Il y a un côté téléologique à la frontiérisation, cest-à-dire que les frontières dessinées sur nos cartes correspondent moins à une réalité physique quà une ambition territoriale, à la fois incomplète et sans cesse contestée.</p>
<h3>FRONTIÈRES INCARNÉES</h3>
<h3>Frontières incarnées</h3>
<p>Si les frontières nationales ont finalement peu dancrage dans la réalité matérielle fluviale, géologique, environnementale du monde, elles ont cependant des effets dévastateurs sur celles et ceux qui osent franchir ces lignes souvent invisibles sans y avoir été préalablement invité.es, soit par leur capital, soit par leur couleur de peau. Cest-à-dire que la frontière fait le tri, entre celleux qui la traversent sans même sen apercevoir et celleux qui cherchent à éviter son contact, parce que la rencontrer cest risquer de se faire suivre, poursuivre, et arrêter. Pour la géographe Anne-Laure Amilhat-Szary, la frontière est devenue un outil de hiérarchisation des vies et des mobilités ; une condition dexclusion du non-citoyen, dont la mobilité est toujours considérée comme a priori dangereuse.</p>
<p>Il ny a pas quen zone frontalière que la frontière opère ces distinctions. Comme le dit Grégoire Chamayou, on a, « au prétexte de faire respecter une frontière territoriale, créé sur le territoire une frontière légale entre ceux qui peuvent être protégés par le droit et ceux qui ne le peuvent plus ». En dautres termes, les frontières continuent dopérer des distinctions et des exclusions sociales bien après quelles ont été franchies par celles et ceux dont la mobilité est jugée indésirable. La frontière est portable. Ne pas avoir les bons papiers, cest la transporter avec soi. Celles et ceux qui incarnent la frontière en portent le poids quotidiennement. Dans les bureaux de ladministration, la frontière prend la forme dune attente : limmigré.e est celui ou celle que lon peut faire attendre, que lon soumet aux temporalités de la bureaucratie, que lon domine par le temps. La frontière perdure aussi dans les corps de celleux qui lont franchie en tant que traces, en tant que marques somatiques qui attestent de violences subies et que lEtat ausculte comme autant de preuves de persécutions passées contre lesquelles mesurer la parole sans cesse mise en doute des demandeur.euses dasile.</p>
<p>Mais la frontière simmisce aussi et surtout dans le quotidien de celles et ceux qui lont franchie en tant que déportation possible. Pour lanthropologue Nicholas de Genova, cest la possibilité de la déportation ce quil nomme deportability plus que la déportation elle-même ce quil appelle deportation qui nourrit lexclusion des sans-papiers sur un territoire donné, et facilite leur exploitation par le capital. Peur, hypervigilance et résignation donnent à la frontière dont lexistence matérielle semble maintenant secondaire une dimension affective. Cest à grand renfort de surveillance, dintimidation et de harcèlement que lEtat cultive la précarité des sans-papiers et la condition de dé-portabilité qui les rend particulièrement vulnérables à des formes dexploitation contre lesquelles lEtat le même prétend par ailleurs lutter.</p>

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<p>Ne cherchez pas de sens à ce titre. Pas tout de suite. Posez-vous simplement la question : Quest-ce que je vois ou ne vois pas quand je vais à Montgenèvre ? La réponse varie en fonction des personnes, mais il reste de commun aux personnes blanches que la frontière a tendance à se dissoudre dans notre vécu ordinaire, emportant avec elle les personnes qui en subissent la ségrégation. Cet article veut montrer que cette invisibilisation ne va pas de soi, quelle est le résultat dimaginaires portés par des acteur.ices locaux qui font du Briançonnais un territoire inhabitable pour toute une partie de la population. Inhabitable dans le sens où les personnes exilées sont au mieux considérées comme des « invités », au pire comme une masse nuisible, mais jamais ou trop rarement comme des personnes libres et fortes dun pouvoir dagir individuel et collectif. Des expériences collectives locales, allant des squats à certaines associations visant lémancipation des personnes apparaissent alors comme de potentielles sources dimaginaires territoriaux qui ninvisibilisent plus les exilé.es mais au contraire leur redonnent un peu dautonomie.</p>
<p>Non-respect des procédures de demande dasile par la police de lair et des frontières (PAF), non-respect du droit dans les demandes de titres de séjour par la préfecture, manque de places dhébergement durgence, stigmatisation des personnes exilées, criminalisation des personnes solidaires : voilà la réalité de la frontière dans le Briançonnais. Une réalité que lon peut, à Montgenèvre, survoler en télésiège, si notre porte-monnaie nous le permet. Allégorie trop parfaite de la ségrégation qui se déploie tout autour de nous, et de son invisibilisation.</p>
<h3>INVISIBLES, OCCUPEZ-VOUS DE VOTRE LINGE !</h3>
<h3>Invisibles, occupez-vous de votre linge !</h3>
<p>En 2007, Guy Hermitte, maire de Montgenèvre et ancien officier de la PAF, écrivait : « Dépassant les clivages humains qui ont conduit aux pires atrocités, Montgenèvre, par sa spécificité de commune transfrontalière, tend la main à ses voisins italiens pour créer ensemble une coopération au service des populations et de leur maintien en montagne. Ce lien va perdurer au-delà des années pour créer lun des plus beaux domaines skiables internationaux dEurope : La Voie Lactée ».<sup id="fnref:1"><a class="footnote-ref" href="#fn:1">1</a></sup></p>
<p>M. Hermitte loue le «lien», « tend la main », coopère, comme si lépoque de la séparation des peuples était révolue. Pourtant, à Montgenèvre aujourdhui, la coopération entre la France et lItalie est surtout commerciale et policière. Un golf, une station de ski et une macabre partie de ping-pong avec les personnes exilées ; voilà les seules choses réellement transfrontalières à Montgenèvre. Le local de « mise à labri » où sont enfermées les personnes arrêtées alors quelles tentaient de traverser la frontière, est un Algeco dissimulé derrière le poste de police. Le vocabulaire officiel est pour le moins trompeur, car cette « mise à labri » se traduit quasi systématiquement par lenfermement illégal et le refoulement en Italie des personnes exilées. La fraternité prônée par M. Hermitte ne vaut quen tant quelle promeut le tourisme et efface dun même geste les questions migratoires. Ces mots datent. Mais aujourdhui encore, léquipe municipale montgenèvroise continue de louer le caractère « transfrontalier » de sa station, tout en réussissant lexploit de rester muette sur les enjeux migratoires, alors même que la situation locale fait régulièrement lobjet dune couverture nationale.</p>
<p>Le mutisme est aussi à lœuvre chez des acteur.ices dépendant.es de subventions, ou de marchés publics. Parmi elleux, des acteur.ices de la solidarité, de la culture et du tourisme font attention à rester « neutres », « apolitiques », à ne pas faire de vagues, une posture qui participe au maintien de lordre frontalier. La société de transport Resalp, par exemple, a choisi de collaborer avec la police<sup id="fnref:2"><a class="footnote-ref" href="#fn:2">2</a></sup>. Cest ainsi que les chauffeur.euses de la ligne Montgenèvre-Briançon demandent aujourdhui les documents didentité à certain.es passager.es non-blanc.hes suivant une pratique ouvertement raciste et totalement illégale.</p>
<p>A Briançon, on ne fait même plus semblant : la municipalité demande au Refuge Solidaire de ranger le linge pendu à ses fenêtres. Ça ne fait pas propre, et il parait que les habitants de Briançon le « vivent mal ». Lorsquun mort est retrouvé sur un chemin descendant vers Briançon, que le refuge solidaire bat des records daccueil à Briançon, les seules préoccupations dArnaud Murgia sont la « sécurité et la tranquillité des habitants »<sup id="fnref:3"><a class="footnote-ref" href="#fn:3">3</a></sup>. Soucieuses que lopinion publique nassocie « personnes exilées » avec « insalubrité », des associations organisent au printemps des randonnées pour ramasser les habits abandonnés sur les chemins pendant lhiver, effaçant ainsi les traces des passages migratoires et de leur répression, se laissant prendre au piège de linvisibilisation. De manière générale, le Briançonnais se muséifie. La « préservation » du patrimoine et de lenvironnement sert dexcuse pour définir où est-ce que les personnes en situation dexil peuvent être hébergées, et quels usages sont tolérés. Le tout étant que ce, celles et ceux qui dérangent ne se voient pas, en particulier pour les touristes, qui ont le champ libre et un accès privilégié à lusage, voire à lusure, du territoire.</p>
<h3>SOLIDARITÉ DE FAÇADE</h3>
<h3>Solidarité de façade</h3>
<p>Les mécanismes dinvisibilisation de la frontière sont dautant plus efficaces quils sont secondés par une redoutable stratégie de communication qui affiche le Briançonnais comme un territoire ouvert et accueillant, une stratégie consistant à créer une image officielle convenable, voire séduisante, et à limiter lexpression de récits alternatifs.</p>
<p>Une fresque murale représentant une personne noire qui traverse des montagnes, un festival se voulant « polychrome » affichant une programmation éclectique de musiques du monde, une station de ski transfrontalière : si on ne sait pas ce qui se trame autour de la frontière, le Briançonnais pourrait passer pour un territoire ouvert, presque solidaire. Après tout, le maire de Briançon et le préfet du département saffichent publiquement en soutien dun nouveau centre de vacances pour des personnes en situation de précarité. Cest que ça doit être des gars bien !</p>
<p>La communication est bien ficelée. En saffichant publiquement comme soutiens de lassociation 82-4000 solidaires, qui vise à démocratiser la haute montagne, Arnaud Murgia et Dominique Dufour (le préfet des Hautes-Alpes) apparaissent « solidaires », sans pour autant remettre en cause les catégories sociales servant à discriminer laccès au territoire et aux droits. Les immigrés « légaux » (ou tolérés un temps) ont le droit de venir en vacances dans le Briançonnais, tandis que les « migrants », les « illégaux » peuvent toujours attendre à Oulx. En plus de cacher leur politique sécuritaire derrière une solidarité sélective, cette pirouette communicationnelle leur permet de se réapproprier la solidarité et de marginaliser les discours dopposition. Si la solidarité nappartient pas quaux militant.es, alors ceux-ci se caractérisent par leur radicalité, et peuvent être érigés en menace pour lordre public. Pourtant, cette solidarité de façade dissimule mal les priorités répressives de M. Murgia. On peut citer, à titre dexemple, le sort de la MAPEmonde, ancien service daide aux personnes étrangères de la MJC, qui na pas été maintenu dans le nouveau centre social intercommunal.</p>
<h3>DAUTRES RÉCITS EXISTENT</h3>
<h3>Dautres récits existent</h3>
<p>La persévérance des associations et collectifs locaux fait que dautres récits existent sur le territoire et se diffusent jusque dans la presse et les réseaux (inter)nationaux : celui de laccueil, ou de la liberté de circulation. Néanmoins, ces récits peuvent aussi contribuer à entretenir la ségrégation quinstituent les frontières étatiques.</p>
<p>Nous opposons assez facilement à limage de montagne-frontière celle dune montagne-refuge, un récit qui sappuie sur limaginaire montagnard, et quelques formules de bon sens : « on nabandonne pas quelquun en montagne » ; « en refuge, on ne laisse personne dormir dehors, quitte à dormir sur et sous les tables », etc. Si ce récit peut correspondre à une certaine réalité, il comporte également un certain nombre de dangers. En ne nommant pas les violences racistes et sécuritaires qui rendent ces « refuges » nécessaires, il empêche de sattaquer aux problèmes de fond. Il fait aussi de la montagne un territoire dexception par rapport aux autres territoires, alors même que, par principe, la liberté de circulation devrait être défendue partout.</p>
<p>La mise en spectacle de lhospitalité et des maraudes crée dautre part une figure de héros-solidaire dont dépendent les personnes en exil pour arriver à bon port. Cest-à-dire quon naturalise lidée selon laquelle les « solidaires » seraient indispensables aux personnes en exil, ce qui revient à les priver de leur capacité daction et de leur autonomie. On recrée ainsi une situation de domination, dans laquelle le héros-solidaire confisque le pouvoir au lieu de contribuer à lémancipation des personnes quil prétend aider.</p>
<p>Comment alors faire exister des récits qui permettent lémancipation des personnes en exil, et démontent les structures racistes ? A lévidence, la première chose à faire est de rendre visible la ségrégation raciste que produit la frontière, et que les autorités cherchent à cacher. Reste ensuite à imaginer, et diffuser, des imaginaires territoriaux qui favorisent lémergence despaces et de structures sociales émancipatrices.</p>
<p><img alt="chez Marcel" src="../images/chezmarcel_plein.png"></p>
<h3>ON NE DIT PAS DES HERBES SAUVAGES QUELLES FORMENT DES FORÊTS !?<sup id="fnref:4"><a class="footnote-ref" href="#fn:4">4</a></sup></h3>
<h3>On ne dit pas des herbes sauvages quelles forment des forêts !?<sup id="fnref:4"><a class="footnote-ref" href="#fn:4">4</a></sup></h3>
<p>Lidée que tout le monde puisse circuler et sinstaller où bon lui semble peut paraître aussi absurde que le titre de cet article. Pourtant, lexpérience montre quil peut exister des structures sociales et des modes dorganisation collectifs qui permettent aux personnes exilées dêtre dans une posture dacteur.ices et de regagner de lautonomie. Des structures dans lesquelles la notion « détranger.e » ne fait que peu de sens et celle de « personne accueillie » est rapidement remplacée par celle de « cohabitant.e » ou de « voisin.e ». Comment seulement faire que ces possibles émancipateurs remplacent les conceptions racistes dans les imaginaires et les récits territoriaux ?</p>
<p>Lutter pour lémancipation individuelle et collective cest redonner le pouvoir dagir aux personnes qui en ont été privées : un pouvoir dauto-détermination, mais aussi et surtout un pouvoir dagir politique. La politologue Fatima Ouassak, comme dautres théori-cien.nes de la pensée décoloniale, montre que rien de cela ne peut se faire sans laisser aux personnes exilées un « accès à la Terre », et la possibilité de vivre où elles le souhaitent. Souvent considérées comme des sources dinsécurité potentielles, les personnes immigrées ou considérées comme telles ne sont presque jamais associées aux choix politiques ou urbanistiques impactant leurs lieux de vie. Les politiques locales mises en place par messieurs Murgia ou Hermitte sont une déclinaison locale de la politique sécuritaire en œuvre au niveau national : elles cherchent, presque explicitement, à faire du Briançonnais un territoire inhabitable pour toute une partie de la population. Les personnes exilées sont par défaut exclues, exceptionnellement tolérées, mais uniquement dans des lieux prévus à cet effet, qui incarnent limaginaire de la « bonne solidarité »; des lieux dans lesquels on peut être « accueilli », mais où on ne vit pas. Si lon suit la proposition de Fatima Ouassak, lenjeu nest pas doffrir aux personnes exilées un retour à la Terre au sens écolo-privilégié de lexpression, mais de leur rendre la possibilité dhabiter, comme elles veulent, et où elles veulent.</p>
<p>Là où « être accueilli.e » est un statut passif, « habiter » est une posture active et émancipatrice, tant individuellement que collectivement. En revenant sur lhistoire du marronnage la sécession des esclaves en Amérique et dans les archipels de lOcéan Indien le philosophe et anthropologue mahorais Dénètem Touam Bona montre limportance des « forêts » dans la reprise dune puissance dagir collective vers lémancipation. Le terme « forêt » désigne ici un espace où lon est libre dhabiter comme on le souhaite, un en-dehors des normes instituées où lon développe des pratiques de subsistance, de loisir ou de spiritualité, où lon crée des liens et où lon sorganise contre un système oppressif. Dans le Briançonnais, les espaces qui se rapprochent de cette idée se font rares. Il y a bien quelques squats, lieux collectifs ou associations où les personnes exilées ne sont pas contraintes par des normes quelles nont pas faites, mais ils sont rares, et surveillés de près.</p>

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