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2024-01-28 15:51:21 +01:00

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<title>ravages - Lexique : frontière</title>
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<h1><a href="/">ravages</a></h1>
<h2 id='site-subtitle'><div class="subtitle-box""">chroniques de luttes à la frontière franco-italienne</div></h2>
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<h2 class="entry-title">Lexique : frontière</h2>
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<p>Ce qui suit est une (pas si) courte définition du mot « frontière ». On y trouve des éléments juridiques, historiques, anthropologiques même ! pour essayer de démêler ce quune frontière est de ce quelle nest pas. On sappuie surtout sur la frontière franco-italienne (quon appellera parfois FFI pour aller plus vite), parce que cest celle quon habite, quon connaît un peu mieux que les autres, et depuis laquelle on écrit la plupart de cette revue. Pour celles et ceux qui, pris dun grand coup de flemme, ne souhaiteraient pas lire la suite, ce quon y dit est plutôt simple : la frontière est une construction juridique historiquement récente, difficilement séparable des idées dEtat et de territoire, et dont la forme, le tracé et les modalités changent constamment. Le fait que les frontières nationales correspondent parfois à des frontières dites naturelles na rien dévident : cest le fruit dun processus politique qui, depuis plusieurs siècles, inscrit lEtat et ses limites dans une « nature » qui les précède et légitime leur existence.</p>
<p>Le rétablissement des contrôles didentité et le renforcement des effectifs policiers le long de la frontière franco-italienne ont fait de « la frontière » un objet ordinaire dans le Briançonnais. Pour les mi-litant.es du coin, « la frontière » est une réalité quotidienne : on larpente, on la dénonce, on essaye, le plus possible, de la rendre inutile, mais jamais ou presque on ne remet en question son existence. La frontière fait partie du décor. Et si elle apparait sur nos cartes de randonnée comme une ligne nette et bien tracée, peu de choses indiquent, dans nos paysages frontaliers, quici se trouve la limite dun territoire. A la différence des murs de barbelés érigés en Grèce, en Espagne ou en Hongrie, la frontière franco-italienne reste relativement intangible. Et pourtant, « la frontière » structure mouvements, pensées et luttes avec autant dévidence que si cétait un mur. Cest pour détricoter un peu de ce sens commun que nous analysons ici le mot
« frontière », les ambitions territoriales quil reflète et les réalités sociales quil impose.</p>
<h3>Fiction juridique</h3>
<p>La frontière est avant tout une invention juridique, qui délimite dans lespace là où sapplique le droit national, et là où il ne sapplique pas. Elle est légitimée chaque fois que des accords bilatéraux ou internationaux viennent réguler les relations entre les Etats, et donc leur existence. Entre lItalie et la France, cest laccord de Chambéry qui régule les relations frontalières et facilite, entre autres, le refoulement des personnes exilées quand elles se font arrêter. Mais comme elle nest ni immuable, ni nécessaire, la frontière en tant que construction juridique change assez régulièrement.</p>
<p>A la fin des années 1980, la construction de lespace Schengen a « ouvert » la frontière entre la France et lItalie en mettant fin aux contrôles didentité lorsquune personne passait dun territoire à un autre. Une exception à cette règle persiste depuis en droit pénal : au sein dune zone frontalière de 20km à partir de la ligne officielle, une personne peut toujours faire face à un contrôle didentité, si elle est recherchée ou si elle commet une infraction.
En 2015 cette frontière sest partiellement refermée. LEtat a établi une liste de 285 points stratégiques, appelés points de passages autorisés (PPA), autour desquels les contrôles didentité ont été légalisés, sans que personne ne soit ni recherché ni pris en flagrant délit de quoi que ce soit. Officiellement ce rétablissement des contrôles aux frontières ne pouvait durer que 6 mois, et nêtre renouvelé que pour une durée totale de deux ans. Pourtant, cela fait maintenant 8 ans que la police contrôle, expulse et enferme le long de la frontière sans aucune base légale.</p>
<p>Quant à celles et ceux qui ont le malheur darriver tout droit de plus loin dun pays extérieur à la zone Schengen lEtat a là encore une solution. Depuis 1992, des zones appelées « zones dattente » il y en a presque 100 en France permettent aux autorités de contrôler lidentité des gens et de les immobiliser, jusquà 26 jours, dans les ports, les aéroports et les gares internationales. En 2003, ces zones ont été étendues des points de débarquement à leurs environs, ce qui implique, en clair, que toutes les côtes françaises sont désormais des lieux où les immobilisations arbitraires sont possibles, et légales.</p>
<p>Fiction juridique, la frontière nen est pas moins réelle pour celles et ceux qui la traversent chaque jour sans la bonne couleur de peau, ou à défaut les bons papiers. Et si elle reste une construction historique relativement récente, cest dans le registre de luniversel que la frontière puise sa légitimité, jusquà devenir une évidence territoriale, une sorte de sens commun dans la manière dont nous envisageons lespace. Pourtant, et cest ce qui nous intéresse dans la partie suivante, les frontières nont rien de naturel, et leur adéquation avec certains traits de paysage comme les rivières ou les montagnes est elle aussi une fabrication nationale.</p>
<p><img alt="sommets" src="../images/Sommets.jpg"></p>
<h3>Frontières synthétiques</h3>
<p>Au XVIIe siècle le mot « frontière désignait une ligne de front, celle qui se tenait face à lennemi, peu importe que celui-ci se trouve au milieu ou en périphérie dun territoire donné. La « frontière » délimitait une zone de défense. Cest au siècle suivant que frontières militaires et frontières nationales ont commencé à coïncider, dans les écrits officiels comme dans ceux des Lumières, qui sévertuaient alors à ancrer la nation dans un territoire propre. Bien souvent cest dans le paysage que les philosophes allaient piocher pour donner à la nation ses limites. Pour Rousseau ou Montesquieu, la nature avait établi sur Terre les frontières idéales de la France et des autres Etats : le Rhin, les Pyrénées et les Alpes fournissaient à la jeune nation française des limites toutes trouvées. Cest la Révolution, autrement dit, qui nationalisa lidée dune frontière dite naturelle, et naturalisa celle des frontières nationales.</p>
<p>Dans son histoire du Rhin, Lucien Febvre retrace les enjeux nationalistes du fleuve qui marque la frontière entre lAllemagne et la France. Alors que depuis le XVIe siècle le Rhin était considéré en Allemagne comme un fleuve sacré et sacrément national, lhistorien démontre au contraire comment le fleuve fut, au cours de lhistoire, un lieu déchanges économiques, culturels et linguistiques. Le fleuve, comme la frontière quil trace dans la géographie européenne, figure non pas comme un donné naturel mais comme un produit de lhistoire humaine, et loutil naturel dune politique nationaliste.</p>
<p>Les montagnes, comme les fleuves, ont souvent fait lobjet dune frontiérisation, cest-à-dire de la projection de logiques étatiques sur des paysages dont rien nindique, a priori, quils appartiennent à tel ou tel pays ou quils séparent des nations entre elles. Dans les Pyrénées, la construction des Etats français et espagnol est allée de pair avec linvention de la montagne comme frontière naturelle. Le développement de la cartographie par les monarchies de lépoque à des fins commerciales et souveraines contribua à transformer montagnes et vallées en une ligne frontalière qui depuis Paris ou Madrid facilitaient peut-être lorganisation du pouvoir, mais dont le tracé sur place semblait bien arbitraire. Dans les Alpes, cest la ligne de partage des eaux, le long des crètes, qui marque les limites entre la France, la Suisse et lItalie.</p>
<p>En France comme ailleurs, pourtant, les montagnes font souvent de piètres frontières. Difficilement contrôlables, elles offrent à celles et ceux qui apprennent à les connaitre des couloirs, chemins, passages et autres conduits pour creuser des trous dans le dispositif sécuritaire de celleux qui pensaient que dun relief, on pouvait faire un mur. Les histoires de contrebande et de mobilités ne manquent pas pour illustrer les liens entre montagne et clandestinité. Il faudrait donc envisager la frontière comme un projet ou une aspiration étatique plutôt que comme une réalité géographique. Il y a un côté téléologique à la frontiérisation, cest-à-dire que les frontières dessinées sur nos cartes correspondent moins à une réalité physique quà une ambition territoriale, à la fois incomplète et sans cesse contestée.</p>
<h3>Frontières incarnées</h3>
<p>Si les frontières nationales ont finalement peu dancrage dans la réalité matérielle fluviale, géologique, environnementale du monde, elles ont cependant des effets dévastateurs sur celles et ceux qui osent franchir ces lignes souvent invisibles sans y avoir été préalablement invité.es, soit par leur capital, soit par leur couleur de peau. Cest-à-dire que la frontière fait le tri, entre celleux qui la traversent sans même sen apercevoir et celleux qui cherchent à éviter son contact, parce que la rencontrer cest risquer de se faire suivre, poursuivre, et arrêter. Pour la géographe Anne-Laure Amilhat-Szary, la frontière est devenue un outil de hiérarchisation des vies et des mobilités ; une condition dexclusion du non-citoyen, dont la mobilité est toujours considérée comme a priori dangereuse.</p>
<p>Il ny a pas quen zone frontalière que la frontière opère ces distinctions. Comme le dit Grégoire Chamayou, on a, « au prétexte de faire respecter une frontière territoriale, créé sur le territoire une frontière légale entre ceux qui peuvent être protégés par le droit et ceux qui ne le peuvent plus ». En dautres termes, les frontières continuent dopérer des distinctions et des exclusions sociales bien après quelles ont été franchies par celles et ceux dont la mobilité est jugée indésirable. La frontière est portable. Ne pas avoir les bons papiers, cest la transporter avec soi. Celles et ceux qui incarnent la frontière en portent le poids quotidiennement. Dans les bureaux de ladministration, la frontière prend la forme dune attente : limmigré.e est celui ou celle que lon peut faire attendre, que lon soumet aux temporalités de la bureaucratie, que lon domine par le temps. La frontière perdure aussi dans les corps de celleux qui lont franchie en tant que traces, en tant que marques somatiques qui attestent de violences subies et que lEtat ausculte comme autant de preuves de persécutions passées contre lesquelles mesurer la parole sans cesse mise en doute des demandeur.euses dasile.</p>
<p>Mais la frontière simmisce aussi et surtout dans le quotidien de celles et ceux qui lont franchie en tant que déportation possible. Pour lanthropologue Nicholas de Genova, cest la possibilité de la déportation ce quil nomme deportability plus que la déportation elle-même ce quil appelle deportation qui nourrit lexclusion des sans-papiers sur un territoire donné, et facilite leur exploitation par le capital. Peur, hypervigilance et résignation donnent à la frontière dont lexistence matérielle semble maintenant secondaire une dimension affective. Cest à grand renfort de surveillance, dintimidation et de harcèlement que lEtat cultive la précarité des sans-papiers et la condition de dé-portabilité qui les rend particulièrement vulnérables à des formes dexploitation contre lesquelles lEtat le même prétend par ailleurs lutter.</p>
<p>La frontière est donc à la fois synthétique et incarnée. Autrement dit, elle nest ni naturelle, ni immobile. Elle nest devenue évidente, en tant que manière dappréhender lespace, quà grand renfort de cartographie étatique traçant autour de nations mouvantes des limites fixes. La frontière nest pas neutre. Elle ne représente pas lespace de manière objective. Au contraire cest une construction, juridique et historique, qui, en divisant lespace entérinait surtout lidée que dautres séparations, entre les gens cette fois, étaient à la fois nécessaires et naturelles.</p>
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<h2>Sommaire</h2>
<ul>
<li><a href="/cartographie.html">Cartographie</a></li>
<li><a href="/lexique-frontiere.html">Lexique : frontière</a></li>
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<li><a href="/lintegration-a-coups-de-patates.html">L'intégration à coups de patates</a></li>
<li><a href="/refoulements-violents-a-la-frontiere-greco-turque-recit-dune-derive-europeenne.html">Refoulements violents à la frontière greco-turque : récit d'une dérive européenne</a></li>
<li><a href="/la-jauge-du-refuge-solidaire-laccueil-inconditionnel-conditionne.html">La jauge du Refuge solidaire : l'accueil inconditionnel conditionné</a></li>
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