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2023-12-25 17:07:48 +01:00

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<title>ravages - L'intégration à coups de patates</title>
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<h1><a href="/">ravages</a></h1>
<h2 id='site-subtitle'><div class="subtitle-box""">chroniques de luttes à la frontière franco-italienne</div></h2>
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<h2 class="entry-title">L'intégration à coups de patates</h2>
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<p>Lentretien qui suit est extrait dune conversation que nous avons eue avec des jeunes mineurs non accompagnés (MNA) hébergés dans un foyer. Nous les avons rencontrés chez eux, un appartement quils partagent avec des éducateur.ices et des veilleur.euses de nuit qui leur tiennent compagnie de jour comme de nuit. Dans le salon où nous nous sommes rencontrés il y avait P., de Côte dIvoire, R., du Burkina Faso et M., qui vient du Pakistan. On a parlé de leur vie en Ile de France, de leurs relations entre eux et de celles quils ont avec les éducateur.ices, depuis quils ont emménagé au foyer il y a quelques mois. Dans lentretien qui suit on parle surtout de nourriture : des repas préparés et partagés entre les quatre murs du foyer, de listes de courses qui se perdent, de sorties sous tutelle au supermarché du coin, dinterdictions, de contraintes, de lobstination de certain.es éducateur.ices à préparer des plats français, parce que cest important pour lintégration des jeunes, iels disent.</p>
<p>Car lintégration est une affaire de patates. Et de crème fraîche, aussi. Dans les repas préparés et échangés au foyer le soin se mêle au contrôle, et le don à la menace. Parce que les jeunes du foyer ne sont pris en charge par lAide Sociale à lEnfance (ASE) quen tant que mineurs (et parce quils ont été reconnus comme tels, ce qui nest pas le cas de toustes), ce ne sont ni des citoyens ni de simples « migrants », terme qui semble sappliquer seulement aux adultes en situation dexil. En dautres termes, ils ne sont accueillis institutionnellement quen tant quenfants. Ce sont un peu des apprentis citoyens, des mineurs sur la sellette de la légalité qui doivent faire les preuves de leur désir dintégration pour maintenir un statut régulier, une fois majeurs. Être à la fois enfant et étranger en France, cest devoir se plier à des formes de soin baignées dinjonctions à être un « bon MNA », cest-à-dire un MNA qui correspond aux normes de la blanchité : un MNA fort à lécole, sage à la maison, et respectueux des éducateur.ices qui lentourent. Dans limaginaire collectif qui reste un imaginaire nationaliste létranger est un peu lenfant du citoyen, et lenfant létranger des adultes, faisant des MNA enfants et étrangers les cibles dune double infantilisation, au nom de leur minorité et de leur étrangéité.</p>
<p>Doublement enfants, les MNA du foyer sont souvent en partie privés de leur autonomie. Les éducateur.ices qui travaillent avec eux leur disent quoi faire de leur temps, de leur argent, ce quil faut manger et comment, en faisant abstraction de leurs désirs, envies et besoins. Tout cela sous couvert de bons sentiments qui étouffent, autant quils maintiennent lillusion baroque selon laquelle la citoyenneté serait une manière dêtre et de se tenir, à table comme ailleurs.</p>
<p><strong>P:</strong> Depuis quon est arrivé cest les éducateurs qui font à manger pour nous. Quand le Ramadan a commencé, on voulait pas déranger les éducateurs pour nous faire la cuisine, parce que cest un mois sacré pour nous, il faut quon mange bien pour bien passer le Ramadan. Les repas quils nous faisaient, bon… on mangeait parce quil faut manger pour notre faim, même si ça passe pas, on boit de leau par dessus et ça passe. Quand le Ramadan a commencé cest M. [un jeune accueilli par lassociation] qui faisait la cuisine, et moi jaidais beaucoup, on mangeait à quatre heures du matin, on faisait du riz, du couscous, du poulet, on a mangé beaucoup pendant le Ramadan.</p>
<p><strong>R:</strong> Et les éducateurs ils faisaient quoi à manger?</p>
<p><strong>P:</strong> Des repas français. Quand le Ramadan est fini, M. a décidé darrêter de faire la cuisine, moi aussi javais pris ma décision, mais souvent on est là à midi ou une heure et ya personne pour faire la cuisine, donc on est obligé de faire des trucs à manger. On fait ce quon veut à manger. Ils font aussi ce quils veulent, les éducateurs, il préparent ce quils veulent, même si cest pour nous. Souvent cest Z. [une éducatrice] qui nous demande ce quon veut manger, ce quon a prévu de faire, moi je dis tout me va, jai aucun problème avec la nourriture, cest elle qui faisait beaucoup. Mais L. [un éducateur] une fois il a fait un truc que moi jai pas aimé. Quelque chose avec des pommes de terre, je sais plus comment ça sappelle [une tartiflette]. Après jai eu mal au ventre, jai mangé pour ne pas le décourager, parce que M. na pas aimé non plus, donc moi jai ajouté un peu de sel et jai mangé pour le motiver, mais après jai regretté, il fallait pas le manger son plat mais javais pas le choix.</p>
<p><strong>R:</strong> Et tu lui as pas dit que tu voulais pas le manger?</p>
<p><strong>P:</strong> Non, je lui ai même pas dit que cest pas bon, que je naime pas, je lui ai même pas dit, parce que M. lui avait déjà dit quil aimait pas, il a gouté et il a arrêté de manger, donc jai mangé pour quil soit plus à laise, jai mangé avec beaucoup de sel et après jai eu mal au ventre, mais cest passé. Depuis L. a fait dautres plats. Même aujourdhui il a fait une blanquette de veau, parce quon est allé regarder le match de foot et yavait personne pour faire la cuisine, donc cest lui qui nous a préparé la sauce.
[Pendant que P. parle, X, un autre jeune accueilli, pose une cagette de provisions sur la table du salon.]</p>
<p><img alt="assiette" src="../images/integration%202.jpg"></p>
<p><strong>R:</strong> Tas ramené quoi sur la table ?</p>
<p><strong>X:</strong> Ça, ça vient des Restos du Coeur. Depuis quon la pris aux Restos du Coeur personne ne la mangé. Ça, cest pareil. Ça, cest de la crème fraiche, tu peux la jeter. Jai fait une liste mais personne na acheté ce que jai demandé. On peut parler des courses ? Concernant les courses, ya quelques éducateurs qui font comme sils étaient chez eux. Par exemple, un jour on a fait une liste, et quand léducatrice est arrivée elle a laissé la liste quon avait écrit et elle a acheté ce quelle voulait, et maintenant il parait quil nous reste plus assez de budget, mais elle, elle a acheté ce quelle voulait, de la crème fraiche, du café, pourtant il y avait déjà du café, mais elle en a racheté au lieu dacheter ce que nous on avait écrit. Elle a acheté ce quelle voulait, parce que cest elle qui fait les courses ici. Ya beaucoup de choses quils achètent [les éducateurs], bon, si tachètes et que tu fais la cuisine pour nous, si on ta dit que cest bon, alors on peut accepter, mais si on mange pas ce que tu cuisines, cest pas acceptable.</p>
<p><img alt="Tu le manges quand même c'est un plat français" src="../images/integration%203.jpg"></p>
<p><strong>R:</strong> Et vous allez jamais faire les courses vous-mêmes?</p>
<p><strong>P:</strong> Bien sûr, avant on allait faire les courses une fois par semaine, mais depuis le mois du Ramadan on a arrêté. Seulement hier on est retourné faire des courses, on est parti tous les trois, on a fait une liste, et un éducateur nous a dit quon navait plus de budget et quon devait faire attention. Quand on est allé au supermarché on a compté. Jai dit à léducateur qui était venu avec nous, trente-cinq euros pour finir le mois, on ne peut pas acheter tout ce quon veut, donc jachète, et si le budget finit tu dis au chef que ce mois-ci on a dépassé le budget, pour quil puisse compter sur le mois prochain. Il a dit « non, je vais me faire engueuler par le chef ». Moi jai laissé le chariot sur place et je suis rentré à la maison. En rentrant il ma crié dessus, il ma dit que je métais mal comporté avec lui.</p>
<p><img alt="Tu le manges quand même c'est un plat français" src="../images/integration%204.jpg"></p>
<p><strong>X:</strong> Ici on a 150€ par mois pour la nourriture, par personne [ils sont six], et à part Z. qui amène sa nourriture à la maison, les autres ils mangent ce quil y a dans le frigo. Si quelquun vient et ne cuisine pas, il ne devrait pas manger avec nous. Mais si la personne cuisine, elle peut manger avec nous, cest donnant donnant. Est-ce que vous êtes ici pour cuisiner ou est-ce que vous êtes ici pour manger notre argent ? Sils cuisinent ça peut aller. Quand L. a dit quon navait plus dargent ça ma étonné, parce quon nest pas allé faire les courses depuis le Ramadan, cest les éducateurs qui amènent à manger. On na pas pu acheter pour 900€ de nourriture en deux semaines, cest pas possible.</p>
<p><strong>R:</strong> Est-ce que vous allez aussi au Secours Populaire ou aux Restos du Cœur pour les courses ?</p>
<p><strong>P:</strong> Avant on partait, quand le budget de la nourriture cétait 900 euros, on partait chaque mercredi, et quand ils ont ajouté 100 euros sur le budget, ce qui fait 1000 euros, on nous a dit quon nallait plus aller là-bas. Jai dit daccord. Jusquà présent personne nest retourné là-bas parce que la déci-sion vient du chef. Nous on ne peut plus rien dire. On a même fait deux jours, il ny avait plus rien dans le frigo, on a parlé avec léducateur, il a dit quil pouvait pas aller faire les courses. Alors jai fait en sorte quon puisse avoir à manger, je crois que cétait la pomme de terre que javais fait, jai cuit les pommes de terre avec les œufs, cest ça que jai fait à manger. Il ny avait pas de poulet, il ny avait pas de riz, pas de couscous. Même jai parlé avec le directeur ici, à la réunion, il a dit quon pouvait faire une liste de courses mais ce que les éducateurs achètent on est obligé de laccepter. Il dit « si tout à lheure L. part acheter de la crème fraîche, et si toi tu naimes pas, tu le manges quand même, cest un plat français. »</p>
<p><img alt="Tu le manges quand même c'est un plat français" src="../images/integration%205.jpg"></p>
<p><strong>R:</strong> Et vous en pensez quoi quand ils vous disent des trucs comme «Il faut manger français, cest important pour votre intégration» ?</p>
<p><strong>P:</strong> On peut manger des plats, de la nourriture française, quand nous sommes arrivés cest ce quon mangeait, puisquon navait pas commencé à préparer nous-mêmes à manger. Cest les éducateurs qui préparent à manger, mais nous aussi on veut essayer de faire des trucs, laissez-nous tranquillement faire notre truc, on se met à laise et ça passe. Nous on veut juste pouvoir faire nos courses, et eux [les éducateurs] ils sont là pour signer les reçus, même pas pour payer avec leur argent, pour signer le reçu seulement. Après on revient à la maison. Cest ce quon veut.</p>
<p><img alt="Tu le manges quand même c'est un plat français" src="../images/integration%206.jpg"></p>
<p><strong>R:</strong> Ya dautres choses que vous navez pas le droit de faire ici ?</p>
<p><strong>P:</strong> Un jour un ami ma envoyé de la semoule de manioc, que nous on appelle en Côte dIvoire de lattiéké, quon mange beaucoup avec la main, jamais avec une cuillère, même les riches ils mangent avec la main. Ce jour-là jai fait de lattiéké, avec des haricots, des œufs, et on a mangé avec A. [un jeune pris en charge par lassociation]. On était à laise, on mangeait, et moi mon plat était un peu caché, parce quun éducateur était là mais il voyait pas, et quand il est rentré dans la cuisine il a vu A., et il a commencé à dire « Mais quest-ce que tu fais ? » Moi je parlais pas, je mangeais, et léducateur a commencé à crier sur A., « Les gars ça se fait pas ici, on na pas le droit de manger avec la main. » Il a continué à parler, mais moi à un moment jai pris la parole et on sest engueulé. Il a dit « et si Emmanuel Macron il arrive tout à lheure, est-ce que tu mangeras avec la main? » Jai dit « il est où Emmanuel Macron? Je sais que la France cest pour toi, mais la Côte dIvoire cest pour moi, je mange avec la main, tu peux pas me forcer à manger avec une cuillère », parce quon est chez nous ici, même si cest pas chez nous, on dort ici, on mange ici, on fait tout ici, donc cest chez nous. Il me dit « Et si on te voyait dans un restaurant ? » Je lui dis « Déjà moi jaime pas aller dans les restaurants, jaime pas, je préfère manger chez moi, à laise, tranquille, je bois mon eau et jai fini. » Avec un repas au restaurant ça me fait deux semaines de courses à la maison, donc chez moi cest mieux. Après dautres éducateurs sont arrivés et nous ont dit quon ne pouvait pas manger avec la main. Nous on a dit, « quand on mange, allez dans le bureau, fermez le bureau, et laissez-nous manger dans la cuisine. Vous êtes là pour travailler avec nous, pas pour venir faire votre loi comme vous faites avec vos enfants. » Ca sest passé comme ça avec eux. <img alt="Tu le manges quand même c'est un plat français" src="../images/integration%207.jpg"> Après le chef est venu, il a essayé de nous obliger à manger avec une cuillère ou une fourchette, il a dit « parce que quand vous allez commencer votre apprentissage, vous allez manger avec des collègues, et si vous mangez avec votre main... » Jai dit « Déjà jai pas encore commencé lapprentissage, et quand je commence, si je vois que tous mes amis ont des cuillères, moi aussi je vais prendre une cuillère, je vais pas manger devant eux avec ma main. Mais ici je suis chez moi cest pour ça que je mange avec la main. » Si jai envie de manger avec ma main, je mange avec ma main. Tout est comme ça ici. Hier jai dit au nouvel éducateur, « Ici je vis dans une petite prison. Je vis dans une petite prison. »</p>
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<h2>Sommaire</h2>
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<li><a href="/lintegration-a-coups-de-patates.html">L'intégration à coups de patates</a></li>
<li><a href="/refoulements-violents-a-la-frontiere-greco-turque-recit-dune-derive-europeenne.html">Refoulements violents à la frontière greco-turque : récit d'une dérive européenne</a></li>
<li><a href="/la-jauge-du-refuge-solidaire-laccueil-inconditionnel-conditionne.html">La jauge du Refuge solidaire : l'accueil inconditionnel conditionné</a></li>
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